« Tu vas me manquer ». Une larme qui parvient à sortir de son nid, roule sur ma joue, alors que je regarde mon petit frère, qui a la tête ailleurs, comme il en a l'habitude. Je suis aux prises avec l'envie de remballer mes trucs, remettre tout dans mon placard, et de passer la journée avec Callum. Ce serait moins compliqué et singulièrement moins risqué. J'ai toujours accepté et été fasciné par les ambivalences de mon voisin, ses ambigüités et ses façons étranges, mais le mensonge et la tromperie, c'est différent. Une fille de mon cours d'histoire de l'art m'a parlé de Croquemitaine, comme si on se connaissait. Je ne sais même pas ce que c'est, du role-playing, moi, je sors le soir, marche dans la nuit noire, jusqu'à en avoir les pieds plein d'ampoules. Je n'ai pas de portable, pas d'ordinateur et je déteste parler au téléphone « Mais j'ai vu ta photo, dans le trombinoscope, celle où tu es dans la balançoire, au parc ». Sceptique, ça en est resté là, jusqu'à ce qu'un ami veuille bien m'expliquer pour que je vérifie, rien que pour voir. J'étais là, je veux dire, mon visage, mon t-shirt préféré et élimé de Grateful Dead, mes cheveux dans le vent. Je devine même le sceau et la pelle de Callum, à mes pieds. C'est un choc. Je m'inscris, pour voir, pour découvrir d'où cela provient. J'aurais du comprendre dès le départ. Il n'y a qu'une personne qui puisse me voir du jardin, de la fenêtre de sa chambre...

Je joue avec une cigarette, tout droit sorti de mon paquet de Merit Ultra Lights. Parfois, je l'allume pour la regarder se consumer, sans prendre aucune touche. Comme je suis fébrile et énervée, là, maintenant, j'ai pourtant l'envie folle de la porter à mes lèvres, ce que je ne fais pas. Je pose ma valise sur mon lit, dévale les escaliers, le bâton blanc entre les doigts, puis m'arrêtant dans le salon. C'est le genre d'endroits où j'aurais bien vu Jenifael traîner. Le pire, c'est que je me suis fait à l'idée de cet exercice. C'est tout récent, je n'avais même pas de convocation pour Croquemitaine. Je ne me suis pas gênée, après tout, Placid Keats a bien pris ma photo pour devenir quelqu'un d'autre sur ce forum. J'allais m'assoir qu'un truc semble clocher, j'ai l'impression d'avoir deux lasers braqués sur moi. Je fais volte-face, lentement, pour voir mon voisin dans l'embrasure de la porte, le visage fermé, les bras croisés, fidèle à lui-même. Impérieuse, je fais un pas dans sa direction, ne m'en laissant pas imposer « C'est quoi l'insulte du jour, dis moi ». Toujours à critiquer, à insulter, à injurier. J'entends des crises épouvantables parfois, entre sa soeur et lui. Ça effraie Callum, et s'il y a un truc sacré, c'est bien lui « Tiens, j'ai une idée : faux-jeton! ».

Je soupçonne Placid Keats d'être le plus fin stratège dont le pas foule cette Terre depuis des hommes comme Napoléon Bonaparte et Jules César. Comment peut-il aisément détourner la situation avec des mots et me donner l'impression que c'est moi, la méchante, qui l'attaque avec des mots sournois et sans fondement. Je tente de jauger ses traits, analyser les sillons dans son visage, à la recherche d'une preuve de sa manigance, mais je finis par renoncer. Plus mon regard glisse sur sa peau, moins je me sens bien. C'est horrible d'avoir envie d'un truc qui semble inaccessible, et ce sont mes prunelles qui brûlent à force d'observer les subtilités et le jeu d'ombres sur le visage de mon voisin. Je mords ma lèvre inférieure, secouant légèrement la tête « Muse ». Mon nom semble meilleur entre ses lèvres, il semble sucré, savoureux, même. Je ne l'entends pas, c'est peut-être pour ça, mais je le devine. Mon nom entre les lèvres légèrement pincées de Placid, c'est complètement déplacé, troublant, mais je ne peux m'empêcher d'en être décontenancée. C'est son expression, étrangement différente de toutes les fois où il a bien voulu faire entendre sa voix, découvrir ses traits, jugeant mes actes ou mes propos décousus, insipides, idiots. Mes façons? Odieuses. Mes répliques ? Vides. C'est drôle, et pourtant, je n'avais pas l'impression d'être moins que rien. Pas après la première fois, en tout cas. Comme si Placid ne pouvait pas se retenir d'être désagréable, et j'ai été piqué par la curiosité : qu'est-ce qui peut bien le pousser à se montrer aussi froid et belliqueux avec les gens, tout le monde, je n'y connais aucune exception, hormis peut-être sa " tolérance " envers Jamie.

« N'en fais pas tout un plat tu veux. Ce n'était qu'un avatar ». Où se trouve le gros méchant loup ? Qui est donc là, à me faire face, avec un visage fermé, fidèle à lui-même, mais qui semble presque douloureusement clos. Je fais un pas dans sa direction, un autre, puis appuie mon corps contre un canapé, là, au milieu de la pièce, non loin d'un feu qui crépite dans la cheminée. La chaleur du feu réchauffe mes doigts, qui sont glacés, comme toujours. Je ne sais que dire, que faire, comment parler ou comment agir. Je suis prise au dépourvu, énième fois incapable de répondre au jeune homme. Malgré tout, mon orgueil se réveille, me secoue, m'inspire « Où as-tu pris cette photo, Placid ? ». Je n'aime pas internet. Je n'ai pas de caméra numérique, je n'ai même pas de cellulaire. Mon regard se braque sur lui, intriguée par son inconscience, comme si je forçais la bulle de son monde. Jamais auparavant Placid Keats ne m'avait fait penser autant à mon frère. Jamais.